A quelle heure doit-on dire bonjour ou bonsoir ?
Chaque jour, la même rengaine dégaine : « 17 heures 24 et un douanier en face de moi, dois-je lui déclarer bonjour ou bonsoir ? » Poursuivre une journée de merde qui a déjà trop démarré ou en introduire une nouvelle qui n’a toujours pas enlevé ses bas ?
Etre poli me fatigue, surtout sans couverture.
Si on devait saluer uniquement ceux qui en possèdent l’intérêt, on irait au boulot les mains dans les poches. Et on bosserait au boulot les mains dans les poches. Et c’est d’ailleurs ce que je fais.
J’ai donc décidé de ne plus verser bonjour à quiconque. Ni bonsoir. Ainsi, je suis certain d’éviter l’impair, de me mettre en porte-à-faux vis-à-vis des règles de courtoisies horaires.
La première des politesses, c’est de savoir s’en abstenir.
Déjà deux mois que je quitte le bureau de mon stage vers 17 heures 42 sans en avertir mes collègues, dans une discrétion espionne, sans croiser les regards de main et les poignées d’oeils que je ne saurais habiller avec certitude d’un bonjour définitif ou d’un bonsoir introductif. J’aurais pu éventuellement glisser du « bonjouar » pour faire commercial, pour avoir le cul entre deux chaises, mais les stagiaires restent debout, dans cette entreprise.
Et oui : en presse, les économies se font partout, sur tous les dossiers.
Déjà deux mois que je fais le mort lorsque le Big Boss étire sa main courante vers la mienne incapable de choisir entre les deux extrémités, trop polie pour risquer l’outrecuidance. Les « Salut Maxime » du patron s’effiloche sous mon silence de plombier trop concentré sur ses tuyaux pour risquer la moindre fuite.
Le Big Boss est pourtant engageant : la preuve, il porte des lunettes. On a toujours envie d’apprécier les gens avec des lunettes. On ne peut pas les taper, il faut bien en faire quelque chose.
Nous avons pourtant mis les choses au poing, lui et moi : il arrête de me troubler l’intestin par ses simagrées, et je stopperai mes mises au poing sur sa gueule. Ma violence a scellé l’accord, ses trois jours d’infirmerie ont salé l’accord.
Je suis ravi qu’il a arrêté dorénavant de me parler en me voyant ; ce respect de ma politesse indécise est tout à son honneur, et me laisse présager un grand avenir au sein de la boite. En effet, la politesse est une règle essentielle du journalisme, qu’on soit grand, charismatique, puissant, tâcheron ou simplement grand, charismatique et puissant comme je le suis.
Maintenant que le bureau entier ne m’adresse plus la parole, je n’ai plus à me soucier des bonjour et des bonsoir qui envenimaient jadis mon travail, mon milieu de journée. La concentration à son maximum, j’exécute toutes les tâches qu’on me confie avec plaisir et assurance, sans perler au moindre quidam pénétrant dans la pièce.
Sans perler, ni parler.
Ah qu’il est bon d’écrire ses papiers sans risquer le claquage cervical ; qu’il est louable de s’asseoir devant l’imprimante en ne photocopiant plus la dentition hypocrite de ses micro- possesseurs ; qu’il est agréable d’évoluer dans un milieu pas encore corrompu par les sévices de la gentillesse.
Y a un temps pour tout. Si on voulait de la bonne humeur dans le travail, on n’irait pas au travail. Face à tant d’indifférence, je donne mon maximum, sans crainte de voir troublé mon impétueuse fertilité d’esclavagiste par les remugles imprévisibles des prévisibles en chemise d’à-côté.
Quand j’entends mon confrère stagiaire balbutier un « bonsoir » douteux à 17 heures 36 sans savoir si un « bonjour » n’aurait pas été finalement plus approprié, je ris de lui. Et du patron qui, imbécile, lui répond « bonsoir », emporté par l’élan probablement bidonné du stagiaire.
Un stagiaire qui bidonne : encore un qui ne trouvera jamais de job.